C’est une rue banale, encadrée de maisons identiques. Des teintes rouges brique aux teintes blanc crème, le dégradé de couleurs est finalement plutôt pauvre, mais toujours meilleur que celui de la grisaille New Yorkaise. Le soleil se reflète péniblement dans les vitres épaisses, pas plus ni moins présent qu’à l’ordinaire. Quelques fleurs ornent les jardins, mettant du baume dans le cœur de quelque poète extravagant, attirant le regard de petites filles désireuses de décorer leurs cheveux ondulants dans la brise du vent. Mais la silhouette qui se profile au loin n’à que faire de la tranquillité qui émane de l’allée, du bonheur qui doit vivre dans ses rues chaque jour qui passe. Lui pense plutôt à la souffrance, celle qui déchire parfois le cœur d’un adulte lorsqu’il se sent trahi par un des siens, abandonné par un autre, où encore défaillant à cause d’évènements récents. Noire pensée. Mais que faire ? Cela fait longtemps déjà que l’espoir n’existe plus pour lui. Tristesse. Ses cheveux blonds forment un épi plutôt mignon, faux air désinvolte qu’il se donne. Il porte une chemise à carreaux blancs et bleus, dont les manches sont relevées jusqu’à un peu plus haut que son coude, et un jean un peu déchiré. Le look habituel. L’homme remonte la rue à grands pas, avec énergie.

Ethan n’avait pas de réelle direction en tête, juste le besoin de se défouler un bon coup. Trop d’énergie accumulée au cours des derniers jours, à ne rien faire, sûrement… C’était une semaine longue et peu active, les clients n’étaient pas nombreux. Ceci étant dit, Ethan était un adepte du « vaux mieux peu que trop ». Et donc, il ne s’en portait pas plus mal. La question était maintenant de savoir de quelle manière il s’occuperait. Mais il n’en avait aucune idée. Et il avançait toujours, encore, tout droit. Perdu dans ses obscures pensées. Devant lui, une femme croisa sa route. Il l’observa un moment, d’un air absent, jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans son dos. Quelques secondes plus tard et il se retournait d’un coup, une lueur jaillissant dans son regard azur. Hazel ! Comment n’avait-il pas pu la reconnaître ? Et elle passer devant lui de cette manière ? Oh, son égo en prenait un sacré coup, maintenant qu’il se rendait compte de l’affront anodin qu’il venait de subir. Ses yeux s’embrasèrent d’une colère sourde, d’un désir muet d’être salué et reconnu… Les choses n’avaient pas changé. S’il avait su ce qui lui était arrivé, peut-être aurait-il passé outre. Mais non… Il ne savait rien. Les autres l’écoutaient, mais lui ne les écoutaient pas. Quoi de plus intéressant que lui ? Bref. Son sang ne fit qu’un tour, et sa route fut vite choisie. Ses pas imitaient ceux de Hazel, silencieusement, et peut-être en tirait-il même un certain plaisir. Ce n’est pas tous les jours qu’on file une jolie fille… Car oui, Hazel l’était. Dans ses souvenirs, elle avait été la Reine du Lycée, celle devant qui tout le monde s’émerveillait. Jalousie ? Oui, c’était certain. Plutôt hypnotisé par son mouvement de hanches très féminin, il ne se rendait pas compte qu’il se rapprochait de plus en plus dangereusement, et imprudemment. Si elle n’était pas stupide, elle s’en rendrait sûrement compte… Et il passerait pour un idiot. Un parfait idiot. Mais le fait est qu’Hazel avait ce pouvoir de séduction par le biais de son corps, personne n’avait jamais osé dire le contraire…

Pendant qu’il la suivait, de nombreux détails de sa vie antérieure affluaient à son cerveau. Détails insignifiants, mais qui étaient des rares souvenirs de la toute jeune Hazel. Un regard envieux dans un couloir, un clin d’œil au beau milieu d’une fête, la honte de ne pas être assez important pour pouvoir avoir une place dans sa vie, une quelconque importance à ses yeux. Qu’avait-il été pour elle à l’époque ? Rien de plus qu’un beau jeune homme, un objet avec lequel s’amuser sans doute. Bien sûr, il ne l’avait jamais réellement connue, et peut-être n’était-elle pas de ce genre de personnes, mais pour lui, c’était une évidence. Quand on est reine du lycée, pourquoi se préoccuper de choses aussi insignifiantes qu’Ethan ? Peu importe, aujourd’hui qu’il renaissait de ses cendres, que sa vie prenait une autre tournure grâce à ce manteau de velours qu’il s’était créé de toutes parts, jusque dans le moindre pli, il comptait bien s’afficher comme égal à elle ; car il n’en doutait pas, elle ne devait rien avoir perdu de sa splendeur. Seulement, ce qui l’intrigua sûrement le plus pendant sa filature – car il avait observé son corps avec précision, de manière à ne rien manquer, en vrai chasseur de proie, et en parfait séducteur-, ce fut sûrement ces gants légers qui ornaient ses délicates mains. Au beau milieu du printemps ? Il eut beau chercher, aucune explication rationnelle ne lui vint. Tant pis… Il aurait sans doute l’occasion de lui demander lui-même, de manipuler sa conscience pour qu’elle le lui avoue d’elle-même.

Soudain, elle se retourna, il sursauta, surpris, sans comprendre d’emblée qu’elle avait saisi ce qui se tramait, et ils faillirent se heurter. Il ne savait pas la chance qu’il venait d’avoir, le terrible choc qu’il venait d’éviter. Elle l’observa quelques secondes, puis semblant le reconnaître, l’interpella :

« Tu joues les pervers maintenant Ethan ..? ou bien ? »

Un sourire étira ses lèvres. Son nom avait été prononcé. Satisfaction. Lui qui s’attendait à de l’arrogance, ce qu’il lut sur son visage semblait plutôt à du soulagement, mêlé à une sorte de lassitude extrême, une fatigue mal dissimulée… Etrange. Calant ses mains dans les poches arrière de son jean, Ethan se fit le plaisir de répondre à la demoiselle avec gaieté :

« Moi ? Non… tu me connais. »

Sourire malicieux. Intérieurement, il ne savait trop sur quel pied danser. Maintenant qu’il avait été pris au dépourvu, que dire, que faire ? Hm… Réfléchis bon sang ! Hazel semblait attendre une explication, mais il n’en avait aucune à lui fournir. Ou aucune valable à son avis. Il préféra donc jouer la carte de la surprise, et des retrouvailles ; c’est ce qu’il lui parut de mieux à faire.

« Quelle honneur de te croiser ainsi ! Si on m’avait dit, j’aurais mis autre chose ce matin en partant de chez moi… Comment tu vas après toutes ces années ? J’imagine que tout doit aller pour le mieux, tel que je t’ai connue… »

Qu’il l’avait connue ? Ironie du sort, il lui avait certainement plus parlé maintenant que pendant toute sa scolarité.

« Tu sembles ne pas savoir grand chose sur moi..Ou sur ce qui c'est passer.. Tout à changer et tu devrais le savoir.. »

Hazel, ou l’art et la manière de mettre un mur entre soi et autrui. Lui qui n’avait pas l’habitude d’être envoyé dans les roses, même sous cet air de politesse accrue, il comprenait bien qu’elle ne voulait pas de son blablatage, et encore moins de sa compagnie. Oh, c’était compréhensible ! Mais lui ne pouvais rester sur cette défaite implicite. Lui n’avait jamais rien su d’elle, comme elle le faisait si gentiment comprendre, mais elle n’avait jamais rien su de lui non plus. Sinon aurait-elle mis des gants sur son propos (sans vouloir faire de jeu de mots, vraiment), car les yeux d’Ethan pétillaient d’ambition rageuse. Elle se retourna, comme on balaie une poussière, laissant le jeune homme en plan, sans même lui dire au revoir, sans même esquisser une formule de politesse. Soudainement, Hazel ne lui semblait plus aussi chaleureuse et Reine qu’elle ne l’avait été. Mais, dans un sursaut d’amour propre, ou peut-être que son instinct le lui intimait, Ethan ne put se résoudre à la laisser partir ainsi. Alors, son bras se tendit rapidement pour la retenir, geste osé envers une parfaite inconnue, une fausse connaissance. Il effleura sa peau, mais sans même profiter de ce contact, tout ses muscles se tendirent, ses poils se hérissèrent et quelque chose d’inconnu semblait étirer les cellules de son corps, les déchirer sans hésitation, passer de son bras à ses pieds. Il ne put même pas laisser échapper un cri de douleur, paralysé, et, l’instant suivant, son corps se renversait sur le bitume. Il frissonnait de tout son être à ce maux étranger, se recroquevillant contre le trottoir, un regard exprimant sa terreur se tournant sur Hazel. Mais qui était-elle ?! S’il avait pu, sans doute aurait-il pris ses jambes à son cou. On était bien loin de la perspective de nouvelle personne à impressionner d’il y avait là quelques minutes à peine. Peu à peu, son esprit reprit le contrôle, ses sens revinrent, mais son corps restait engourdi. Partirait-elle ainsi ? Serait-il abandonné au milieu d’un trottoir ? L’angoisse saisit dans son estomac, rajoutant à cette sensation d’impuissance qui sévissait dans les trois quarts de son organisme. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer et tenter d’évincer cet effet. Stupide comme il était, il se demandait si c’était la mort qui l’attendait, déjà. Sa peur n’en fit qu’augmenter, tant de projets il avait encore sur le feu, tant de choses à faire, tout un nom à se faire dans ce pays où tout était permis ! Mais non, il avait fallu que son destin bascule à l’instant où il avait rencontré une de ses anciennes camarades… Sur cette dernière pensée peu engageante, tiraillé entre la douleur et la crainte, la peur et l’angoisse, le brouillard se forma devant ses paupières ; son cerveau atteignait l’état de veille pour réparer les dégâts causés. Hazel… mélange de panique et d’admiration, de terreur et de beauté. Etrange… vraiment étrange…

Le corps d’Ethan s’était éteint, n’ayant pu supporter le choc qu’il venait de vivre. Sans qu’il le sache, il avait été électrocuté par Hazel, elle qui était affectée de ce pouvoir depuis la chute des météores. Si seulement Ethan avait écouté un peu plus ses congénères, cela ne se serait sans doute jamais passé. Mais il était stupide, il l’avait toujours été. Il s’efforçait juste de donner un semblant d’intelligence lorsqu’il était en public. Non, il n’était pas vraiment stupide, mais il oubliait parfois de réfléchir avant d’agir. Et aujourd’hui, cela lui portait préjudice, et plutôt pas mal… Bref. Pendant qu’il était allongé là, le temps filait sans qu’il ne sache ce qu’il se passe autour de lui. Une voix lui parvenait, de loin, comme si un monde le séparait de la personne qui lui parlait. Il lui sembla que sa main fut tirée légèrement, pressée avec douceur. La voix s’étouffait quelquefois en sanglots étouffés, s’intensifiait les secondes passant, penchée au dessus de lui, tout près, tout près… Et, peu à peu, Ethan revint à lui. Il sentit le sang vibrer de nouveau, ses membres se dégourdir, son esprit réfléchir à nouveau. Bizarrement, une fois qu’il fut de nouveau en possession de son corps, il n’ouvrit pas les yeux. Pas tout de suite. Le plus drôle fut sûrement que la peur avait disparu, et que la douleur se faisait soutenable. Rassuré, mais étonné, ses paupières s’ouvrirent lentement sur le monde, sur cette rue ensoleillée, sur ce visage noyé de larmes, Hazel, pleurant sur lui avec désolation. Maintenant, elle lui semblait redevenue tout ce qu’il y avait de plus humain, et il basculait de nouveau de la peur à l’admiration. Où même la reconnaissance. Car il se pouvait fort qu’il soit revenu à lui grâce à elle. Il en était conscient. Il se rendit compte que sa main était serrée dans la sienne, qu’il n’avait pas rêvé, et, y voyant comme l’occasion de se rapprocher d’elle, il la serra tout doucement contre lui, en guise de réconfort. Bien évidemment, il prit garde à ne pas la toucher, fou mais pas assez pour vouloir recevoir une nouvelle décharge. Puis, gêné, il se releva d’un bloc, l’aida à se remettre debout, lui conseilla de sécher ses larmes, passa sa main dans ses cheveux blonds, puis lui proposa de venir boire quelque chose de chaud avec lui. Ou tout ce qu’il lui ferait plaisir. En ce moment, rien ne servait de s’employer à garder son masque, faire illusion. Peut-être redeviendrait-elle d’une froideur extrême, et c’était là son ultime chance. Il tenta un sourire plus ou moins mignon, sans avoir l’impression d’y arriver réellement. Comment l’aurait-il pu, après ce qu’il venait de se passer ? L’attente était maintenant de mise… Et la prière aussi… Enfin… dans la mesure du possible…

La barrière de Hazel était tombée l’espace d’un instant, s’effondrant de même qu’Ethan, preuve immatérielle mais bien présente de la sensibilité de la jeune femme ; elle avait un cœur, et il n’avait pas disparu. Pourtant, dès lors qu’elle s’était relevée, immuablement, à son regard, à ses gestes, sa posture, ses mimiques, on décelait en elle l’envie de reconstruire brique par brique son mur protecteur, sa défense face à quiconque. Il se demandait ce qu’elle avait bien pu subir pour être cette personne chétive, réservée et distante, pour vouloir repousser tout le monde avant même qu’on n’approche. C’était intriguant. Lui qui voulait en savoir plus, et profiter de la vraie personne qu’il avait en face de lui, il devait faire vite, car sinon, elle redeviendrait celle qu’il avait abordé au tout départ. Et il ne le voulait pas, allez savoir pourquoi. La plupart du temps, Ethan écartait de son chemin tout les autres, n’avait que pour but de briller devant eux, sans qu’ils ne brillent pour lui. Son monde devait être le modèle de tous, sans qu’il veuille pour autant qu’ils n’entrent dedans. Mais là… c’était… différent. Peut être parce que Hazel était déjà entrée dans sa vie d’une manière ou d’une autre à l’époque du lycée, ou peut-être qu’il n’était plus sensible qu’il voulait bien le laisser paraître, et que ces larmes l’avaient émues ? Peu importait, finalement. Tout ce qu’il désirait, c’était qu’elle accepte. Oui. Qu’elle veuille juste passer un moment avec lui. Sans qu’ils n’ornent leur personnage de tous les jours ; qu’ils parlent sincèrement, avec leur vraie personnalité. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait plus été lui-même… Il ne savait même plus qui il était vraiment, au fond. Il s’était abandonné lui-même, délaissant celui qu’il était au profit d’un nouvel Ethan, plus populaire. Triste réalité d’un homme en recherche d’ambition ; c’était son sacrifice pour parvenir à son rêve, rien de plus de son point de vue. La réponse de Hazel fut d’abord un refus glacial, presque vexant, tentative de reprise de soi qui lui semblait prévisible. Mais, avec qu’il n’ait pu entrevoir la déception montante dans son cœur, le mur se brisa de nouveau, et la réponse négative se transforma en un oui définitif. Il en aurait presque sauté de joie, bien qu’il fût plutôt stupéfait de ce soudain revirement de situation. Il l’entraîna à sa suite, dans l’idée de la mener chez lui. Maintenant qu’elle avait accepté, il était tout sourire. Oh, il ne savait pas comment relancer la conversation, mais il trouverait bien, oui, il trouverait… :

« Hm… donc tu disais que tout as changé, n’est-ce pas ? C’est pas faux, dans le fond. Victimes ou pas, je suppose que tout le monde en a subi de quelconques conséquences… On peut pas sortir indemne de ce genre d’accident, non ? Je veux dire… comment pourrait-il en être autrement ? Enfin… je m’embrouille. Au fond, j’en sais rien. Rien du tout. Par exemple … ça s’est passé comment pour toi ? »

Manière maladroite d’amener ses questions sur le tapis, mais, il espérait avoir une réponse honnête. C’était le but de cette invitation : en apprendre plus sur Hazel, son passé, son présent, ce qu’elle avait vécu. Quand la vérité est en marche, peu de choses peuvent l’arrêter…

« Tu veux savoir la vérité ? Tu veux vraiment savoir ? Parce que si tu sais tout tu vas partir en courant… Je t'assure… Les conséquences sont monstrueuses. Je pense que tu es loin d'imaginer ce que ça a changé… et à quel point... »

Ethan savait qu’en abordant ce sujet il évoquerait un passé douloureux et encore présent pour Hazel, mais il voulait savoir, à tout prix. Ainsi, lorsqu’elle le mit en garde des horreurs de la catastrophe, il se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment ; il avait entendu ce qu’elle avait à dire, et il était prêt à tout entendre, se préparant au pire, tendu et attentif malgré tout :

« Hum… tu vois cette pluie de météorites... elle a fait de certaine personnes des monstres… Elle a ruiné des vies. Elle a tout changé dans notre monde. Tout a changé tu as dû le remarquer non ? Enfin... tu vois moi... comme tu le sais j'étais populaire, adorée... et j'avais un super avenir tout tracé. Et pourtant j'ai tout perdu. Le destin a basculé. Je ne suis pas devenue l'élite que j'aurais dû devenir. Mes parents sont décédés… mon petit ami…Neil tu le connaissais réveillant je n'étais plus le même. »

Elle marqua une pause, inspirant durement. Lui dire tout ça devait l’épuiser. Il s’imaginait très bien la carapace qu’elle s’était crée, la prison dans laquelle elle avait voulu enfermer ces souvenirs, les oublier, vivre sans toute cette peine ; et avec quelle difficulté elle tentait tant bien que mal de garder ces souvenirs enfermés, souvenir qui la hantaient, qui s’échappaient sans cesse de leur cellule pour venir lui briser le cœur, faire monter les larmes à ses yeux, la rendre sans cesse triste. Aussitôt, sa quête de pouvoir lui semblait bien insignifiante, son malaise inopportun. Avait quelle difficulté devait-elle vivre chaque jour qui passe, à quel prix cachait-elle ses émotions, à quel prix survivait-elle ? Il ne mesurait que maintenant les pleines conséquences de la chute de météores. Et il s’insurgeait contre lui-même. Comment avait-il pu passer à côté de tant de malheur, de tant de souffrances, pour ne se retourner que vers son propre nombril et se servir de la faiblesse des autres pour se faire un nom ? Mais apparemment, ce n’était pas tout. Hazel poursuivit :

« Lorsque tu m'as touché... il s'est produit une décharge.. Et c'est ce que je suis... Un genre de générateur électrique vivant… Je contrôle tellement mal ce truc... J'arrive à jeter carrément des éclairs lorsque je suis en colère... lorsqu'on me touche les gens peuvent être électrocutés comme toi ou même en plus fort... Enfin ça c'est quand je fais pas attention… Je peux faire sauter l’électricité d'une pièce aussi… c'est moi le monstre maintenant... Le plus dur dans tout ça c'est que je n'ai plus personne... »

C’était donc ça, une décharge électrique. Il soupira. Un monstre disait-elle ? En plongeant son regard dans le sien, observant cet air mélancolique si touchant, elle lui semblait bien loin du monstre qu’elle citait. Quelque chose en elle avait changé, c’était indéniable, mais il restait encore une grande part d’humanité en elle, rien n’était perdu. Il fallait juste qu’elle apprenne à se maîtriser… Enfin ça, c’était une autre affaire. Elle disait ne plus avoir personne… Cela leur faisait-il au moins un point commun ; il était seul lui aussi.

« Hm… une décharge… Peu importe. Je suis là bien vivant. Je comprends mieux, maintenant. Tu m’excuseras pour ma curiosité ? Et… tu sais… finalement je suis seul aussi. Oh ! bien sûr, je l’ai choisi. Mais on arrive à s’y faire… plus ou moins. A mon avis… enfin j’y connais rien… mais si tu as la volonté, ce ne sera qu’une question de temps avant que tu puisses maîtriser ton pouvoir… l’électricité quoi. Mais j’avoue que c’est… étrange. »

Ils arrivèrent bientôt chez lui, et il poussa les clés dans la serrure de la porte, et fit entrer Hazel dans le hall de l’immeuble. Il appela l’ascenseur, et ils attendirent ainsi encore quelques secondes…

Et la cabine s’immobilisa devant eux, dans un fracas mat. Le silence régnait dans l’immeuble à cette heure de la journée, conférant une atmosphère d’intimité aux deux jeunes adultes. Ethan laissa Hazel entrer la première dans le coffre de métal renforcé, et il la suivit. Il appuya sur le bouton fluorescent indiquant le troisième étage, et il se retourna enfin vers Hazel pour poursuivre leur conversation. A peine eut-il le temps de lui faire face qu’elle parlait déjà :

« Je te fais peur... »

Il sourit timidement. Oui, il la craignait un peu désormais ; il ne voulait plus vivre cette atroce douleur liée à la source électrique qui parcourait les veines de la jeune femme. Dans son esprit, il s’imaginait sans réussite ce fluide immatériel et pourtant si dévastateur. Comment pouvait-on vivre avec cela ? Et, était-elle immunisée contre son propre pouvoir ? Il n’en croyait pas ses yeux, et malgré sa bonne volonté, son envie de croire en cette humanité qu’il subsistait en elle, il lui arrivait parfois de se demander, si, effectivement, elle n’était pas autre chose, une autre forme de vie. Mais alors, il secouait la tête énergiquement, se disait qu’il n’avait jamais cru à ces foutaises, et qu’il n’y croirait jamais, pensant qu’il devait arrêter de toute urgence la télé s’il ne voulait pas devenir fou et stéréotypé.

« Remarque je comprend.. »
« Nan… Enfin… C’est pas vraiment de la peur. C’est juste que je suis… intrigué. Je crois pas en tout ça.. – il faisait des gestes éloquents pour désigner la galaxie-, ton pouvoir là… j’arrive pas à y croire. Et je veux pas forcément le croire non plus… tu saisis ? »

C’était sa façon de vivre, et il n’était pas sûr qu’elle comprenne où il voulait en venir. Ethan avait des principes et des croyances, et il avait toujours tenté d’effacer tout ce qui sortait de son cadre défini : les extraterrestres, une supercherie, la magie, une illusion… Bref, pour lui, croire Hazel revenait à élargir son cadre de vie et à modifier ses croyances, accepter que le paranormal puisse avoir lieu sur le globe terrestre. C’était… effrayant. Non pas elle, mais tout, tout ce qui relevait du domaine de l’étrange. Maintenant qu’il ouvrait à demi ses yeux auparavant clos, il tremblait. L’ascenseur se stabilisa et leur laisse voie libre, ouvrant ses portes dans un grincement habituel. Ethan appuya sur un autre bouton pour allumer la lumière, réprimant un frisson, sûrement dû au magnétisme que devait repousser Hazel. Finalement, sans dire un mot de plus, il ouvrit la porte de son chez soi. Il entra d’abord, en maître des lieux, cacha d’un mouvement vif quelques ordures qui trainaient, et invita Hazel à se débarrasser de son manteau. Puis, se souvenant, il se confondit en excuses. Quel idiot ! En présentant son humble foyer, ni trop vide, ni trop luxueux, il la pria de s’asseoir sur le sofa du petit salon. Avant tout, avant que la discussion ne reprenne, il lui proposa à boire :

« Un petit quelque chose pour te rafraîchir ? Ou un thé, un café ? »

Il lui sourit amicalement, ne voulant pas qu’elle songe qu’il reculait de terreur devant elle. Non, elle n’était pas ce qu’elle prétendait être. Et il se refusait à l’admettre ; elle n’était pas un monstre, il était formel.

Et Ethan continuait de sourire, mais sans s’en rendre compte, il lui arrivait de jeter un coup d’œil inquiet à son lampadaire, dans le coin de la pièce, qui mettait un tout petit peu de chaleur dans l’appartement, le soir, lorsque le soleil disparaissait à l’horizon. Une partie de lui songeait aux conséquences s’il énervait un tant soit peu Hazel, et il se disait que mieux ne valait pas la provoquer, car tout son électroménager aurait pu sauter d’un coup, ruiné. Soudain, se rendant compte des idioties qui lui venaient à l’esprit, il faillit rire aux éclats, tout seul, là, devant elle, dans son salon. Mais il se retint, ne voulant paraître stupide.

« Non je n'ai pas soif t'en fait pas.. Oh faite tu voulais parler de quoi ? a part du faite que je t'intrigue ? Parce que tu sais cela aurait très bien pû t'arriver de devenir comme quoi.. »

Et il réalisa, oui, il réalisa la chance qu’il avait eu. Elle n’avait pas tort, ça aurait pu être n’importe qui d’autre à sa place, et donc lui. Mais la fortune avait été de son côté, et le destin avait voulu qu’il soit absent le fameux jour. Ce fut la compassion qui lui vint en premier, comprenant qu’il était humain et entièrement, alors qu’elle non. Il pensa que ce malheur, ce pouvoir lié à l’électricité aurait pu lui être légué à lui, s’il avait été dans ce bus. Puis, la compassion passée, il tempêta ; comprenez-le, lui qui rêvait de gloire et de popularité, quelle magnifique prestation il aurait pu faire devant la foule avec un tel pouvoir ! Il aurait attiré le regard des autres sur lui, on se serait intéressé à sa personne pour la première fois depuis bien longtemps ! Mais non, il n’était qu’un pauvre humain, banal, sans attrait, alors que cette race qui était née du krypton présentait des anomalies bien plus attrayantes, révélatrices de curiosité flagrante. Et il lui répondit de manière chaleureuse, bien qu’il dissimulât en cet instant une frustration énorme :

« Ok… Effectivement, je n’y avais pas pensé. J’aurais pu être comme toi… »

Et de quoi voulait-il parler ? Peu importait, finalement… il avait juste besoin de compagnie… Il la regarda à nouveau. Non, elle n’avait rien perdu de sa splendeur, elle semblait juste épuisée… et il le comprenait maintenant. Il voulait qu’elle lui parle, de tout, de n’importe quoi, qu’elle lui change les idées, qu’il oublie de jouer son rôle de l’Ethan populaire. Oui, il le désirait sincèrement…

Et ce mur reprenait de sa splendeur, le mutisme se réinstallait sur son trône de silence, lentement, mais d’une manière exagérément théâtrale, comme pour narguer Ethan, qui s’en voulait de n’avoir pu rompre entièrement la glace. Malgré ses tentatives amicales, Hazel lui rappelait toujours quelle était sa différence, et que elle et lui ne seraient jamais pareil, qu’il ne pourrait jamais comprendre, et qu’elle ne pourrait plus jamais vivre de la même façon. Triste histoire. Ils repartaient presque à zéro, comme un vulgaire échange de paroles, sans aucune avancée, et il avait la subite impression d’avoir été inutile, juste trop naïf pour avoir cru une seule seconde qu’elle pourrait avoir besoin de lui parler, de se confier à lui, avoir besoin de sa présence comme lui avait besoin de celles des autres, de n’importe qui, du moment qu’on lui tenait un peu compagnie et qu’on prêtait attention à sa petite personne insignifiante. Et il ne voulait pas qu’elle s’en aille…

« Je crois que je ferais mieux d'y aller ? Je ne sais pas vraiment pourquoi je suis montée avec toi… Cela n'a aucun sens. Je risque de tout faire sauter chez toi... C'est trop dangereux de fréquenter des personnes pour moi... »
« Non ! Attends… »

Qu’allait-il pouvoir bien faire ? Et pour qui se prenait-il ? Après tout, ils ne se connaissaient pas, et de quel droit pouvait-il la retenir ? Il n’en avait aucun, mais qu’importe. Il se précipita à sa rencontre, et, dans un instant de stupidité extrême, la poussa contre le mur, créant ce contact si dangereux entre sa peau et la sienne.
Ce qu’il aurait voulu, sans savoir pourquoi, c’est la plaquer contre lui et poser ses lèvres sur les siennes, ce qu’il aurait voulu, c’est dépendre d’elle et qu’elle dépende de lui, qu’elle reste avec lui un instant de plus, qu’elle reste avec lui tout court, sans partir. Il en avait assez que tout le monde parte, toujours, l’abandonnant à son sort, l’obligeant à être un autre, il en avait assez, que personne ne s’intéresse à la vraie personne à l’intérieur de son corps, au Ethan réprimé en lui. Et elle qui était si fragile, si différente, et si dangereuse pour lui à la fois, elle qui ne voulait faire de mal à personne, et qui fuyait la société, il voulait qu’elle l’écoute, qu’elle le regarde, et qu’elle comprenne que lui, c’était la société qui le fuyait, et que rien n’était pire que de se retrouver seul, horriblement seul, chez soi, à observer d’un regard vide le poste de télévision. Oui, il aurait voulu tout ça, il aurait voulu qu’elle le comprenne, qu’elle sache qu’elle n’était pas seule, qu’après tout, sa vie n’était pas plus misérable que la sienne, mais il en fut autrement, car, avant de n’avoir pu faire quoi que ce soit, à part projeter Hazel contre le mur, il tomba, à nouveau, sans rien dire, la bouche ouverte de stupeur.

Nuit noire, vide total. Encore une fois. Ses paupières se ferment, et il lutte, mais l’issue du combat est inévitable, il perd conscience. Ethan chute alors qu’il est déjà à terre, tout est renversé en lui, ses idées s’emmêlent, sa raison s’éteint, un instant. S’il savait qu’au dessus de lui, Hazel pleure à nouveau, s’il savait qu’elle appuie ses mains contre la prise pour se vider de son énergie et s’agenouiller auprès de lui, oui, s’il savait tout ça, peut-être aurait-il la force de lutter un peu plus. Mais non, l’espoir lui manque, il ne sait même pas qu’elle reste pour lui, finalement, il ne sait même pas qu’il a obtenu ce qu’il désirait du plus profond de son être. Une partie de lui rêve qu’elle prenne soin de sa petite personne, mais son côté pessimiste lui dit qu’elle est partie, sans un mot, disparue dans la nature à jamais, pour ne pas le faire souffrir, pour ne faire souffrir personne, personne…

Ethan avait à nouveau sombré ; peut-être que quelque part, cet accident était volontaire. Peut-être que derrière cet acte à première vue stupide, il avait seulement voulu qu’elle reste, même si ce n’était que par pitié. Il s’en fichait éperdument, du moment qu’elle restait. Pourquoi ? Allez savoir. Cela ne s’expliquait pas, il le sentait. Ou l’avait senti. Allongé sur son parquet vieilli par les âges qu’il avait traversé, il ne voyait rien. Hazel, elle, semblait totalement paniquée, perdue, choquée, effrayée. Elle tournait en rond dans l’appartement, une vraie boule de nerfs. Qui sait ce à quoi elle pensait… Mais certainement pas aux bisounours en train de chanter sur un arc-en-ciel, croyez-moi. Et elle pleurait, pleurait… C’était affligeant. Soudain, elle se dirigea vers la prise, et appuya ses paumes dessus. D’abord, il ne se passa rien, on l’aurait cru folle. Mais, ensuite, l’appartement sembla entrer dans une confusion totale : les appareils électroménagers s’allumaient un à un, dans n’importe quel ordre, à n’importe quel instant ; le four micro-ondes tournait dans le vide, la lampe du salon clignotait tel un warning, tandis que le lampadaire faisait office de feux de croisements… Bref, la pagaille. Une vraie danse électrique signée Hazel, c’était tout vu. Et Ethan dormait toujours. Elle courut vers lui, et pris sa tête sur ses fins genoux, caressant ses cheveux blonds, doucement… Pourtant, leur peau était en contact direct, et rien ne se produisit. Il semblât qu’elle avait épuisé son pouvoir. Ethan était épuisé tout court. Elle lui cria de se réveiller, en vain. Puis, dans un moment purement impulsif, ses lèvres s’approchèrent des siennes, lentement, lentement…

Ses yeux s’ouvrent sur la réalité, sur la vie, et il revient à lui. Quelques secondes lui suffisent pour qu’il constate que des lèvres sont posées sur les siennes, et quelques secondes de plus lui rappellent que la personne en question est Hazel. Il sourit, comme un enfant gâté. Il est heureux, sans savoir pourquoi. Il roule sur le côté avec elle, et répond à son baiser tendrement, emporté par ses émotions, sans réfléchir, sans se demander si l’aime, ou si elle l’aime. Qu’importe, ce moment lui suffit, pour l’instant. Et même s’il ne comprend pas pourquoi elle arrive à le toucher sans l’électrocuter, il l’embrasse, encore et encore, aussi longtemps qu’il le peut. Mais, dans un moment de lucidité, il s’arrête, ouvre les yeux pour plonger son regard dans le sien, intrigué.

« Hazel… pourquoi fais tu tout ça ? Pourquoi ? »

Rien de mieux qu’un long baiser pour chambouler tout votre équilibre intérieur, votre sérénité, votre calme, votre quotidien. Ethan avait le tournis, mais ne pouvait détourner son regard de celui de Hazel, qui se recroquevillait contre le mur, telle une enfant pris en flagrant délit. Quant à lui, il se concentrait pour que le rouge ne lui monte pas aux joues, et qu’il ne perde pas à nouveau connaissance. Oh, ce n’est pas qu’il n’avait jamais embrassé de femme, c’était plutôt inné chez lui, il en avait séduit tellement… Mais là, c’était… différent. Hazel était une reine de lycée, une fille plus que mignonne et adorée de tout le monde… enfin… elle l’avait été. Ca le bouleversait, et il ne s’était arrêté que parce que la curiosité était trop forte, les questions trop insistantes. Qu’arrivait-il ? Tout allait si vite… Il ne comprenait plus rien à rien. Il y avait encore quelques heures, il était seul, ne croyait pas en le surnaturel, se servait des autres pour accéder à la popularité, se morfondait dans sa vie de misère et de mensonge, et voilà que maintenant, il avait embrassé une femme par pure envie, une femme qui portait en elle de l’électricité, et qui l’électrocutait à chaque fois qu’il la touchait, ou qui était sensée l’électrocuter… puisque apparemment, pour l’instant, cela n’arrivait plus. Il aurait voulu crier pour soulager son cœur, crier pour évacuer toute l’incompréhension qui le rongeait ; c’était son monde qui venait d’être renversé, sa vie qui venait de se briser en morceaux, d’exploser soudainement à travers ce baiser. Il respirait avec peine, son cœur battait vite, trop vite.

« Je... J'ignore pourquoi j'ai fais ça ... Je ... Je crois que cette fois je vais partir... Je comprends rien. Tout est trop compliqué je ne dois pas t'impliquer la dedans. C'est dangereux pour toi. Il aurait mieux fallut que tu ne m’accostes pas dans la rue. Je suis pas faite pour toi. Oublie-moi. »

Quoi ? Elle se releva et partit en courant, laissant la porte de son appartement grand ouverte. Il prit une grande bouffée d’air, se mit debout sur ses jambes, tituba, puis courut maladroitement, affaibli par ses pertes de consciences de la journée. Il courut du mieux qu’il put, le plus rapidement possible, il ne voulait pas qu’elle s’en aille ainsi, non ! Il entendait ses pas dévaler les escaliers, et les siens résonner derrière, plus loin, trop loin… Lorsqu’il déboucha en bas, il la vit, là, cinq mètres plus loin, devant lui, ouvrant la porte vitrée de l’immeuble avec peine, et il n’hésita pas : il s’élança à sa poursuite. Il cria son nom, à plusieurs reprises, sans qu’elle l’entende, sans qu’elle se retourne, sans qu’elle s’arrête pour voir que les larmes lui montaient aux yeux. Puis, alors qu’il courait, soudain, il trébucha, et s’étala de tout son long sur le trottoir, à bout de forces. Sans se préoccuper de ses blessures, il accrocha son regard à sa silhouette fuyante, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vue. Il ferma ses paupières, désespéré, ayant perdu une femme qu’il aimait peut-être, à nouveau seul, alors qu’il croyait avoir trouvé quelqu’un, quelqu’un pour donner de la couleur à sa vie, quelqu’un pour l’aider. Mais non… il était plus livré à soi-même que jamais. Dure réalité. Il ravala ses larmes, se mis sur ses genoux, et frappa du poing contre le sol, avant de rentrer chez lui…